Ans De Vos: vivre ét travailler plus longtemps

Professeure à l’Antwerp Management School

“Repenser la façon d’apprendre et de travailler”

Faire des études, travailler, prendre sa retraite. Voilà, en bref, les trois étapes classiques de notre vie professionnelle. « Ce système est moins ancien et moins naturel que beaucoup le pensent », explique la professeure Ans De Vos. « Nous lui devons beaucoup, mais nous parvenons aux limites de ce système à trois niveaux. » Nous allons devoir repenser l’âge jusqu’auquel nous travaillons, mais aussi la manière dont nous travaillons et dont nous étudions. Et l’une des principales raisons de cette nécessité d’évoluer, c’est le fait que nous vivons plus longtemps.

Vivre plus longtemps implique-t-il de travailler plus longtemps ? Sans le moindre doute. Mais cela signifie aussi, et surtout, gérer sa carrière d’une autre manière. Cette transition ne se fera pas du jour au lendemain, mais ce n’est pas non plus de la science-fiction. Ailleurs dans le monde, la refonte du marché du travail est pleinement lancée. À Singapour, les travailleurs ont droit à leur 62e anniversaire (l’âge légal de la pension) à une rencontre de recontracting, après laquelle – s’ils le souhaitent et le peuvent – ils ont la possibilité de continuer à travailler. En 2010 est paru aux États-Unis un livre très intéressant, Managing the Older Worker: How to Prepare for the New Organizational Order, écrit par Peter Cappelli. « Alors que nous étions encore occupés en Belgique avec la pension à 58 ans, les Américains réfléchissaient déjà à la manière de conserver les plus de 70 ans au travail », explique Ans De Vos.

Donner une autre orientation à sa vie et à son travail lors d’une évaluation ‘de moitié de vie’

Entre-temps, des initiatives dans ce sens ont aussi fait leur apparition en Belgique. Diverses grandes entreprises permettent aux collaborateurs plus âgés de donner à leur carrière une nouvelle orientation, soit en travaillant un peu moins, soit en exerçant une autre fonction dans l’entreprise ou même en rentrant au service d’une autre organisation, qui est souvent une ONG ou une autre structure à finalité sociale. Ans De Vos : « Ce sont des mesures intéressantes qui permettent de bénéficier d’une sorte de midlife assessment et de réfléchir à de nouvelles opportunités ». Aujourd’hui, les lois du marché du travail ne sont plus gravées dans la pierre.

Progrès et démocratie

“Nous fonctionnons toujours selon un paradigme apparu durant la révolution Industrielle », détaille Ans De Vos. « Avant cette époque, cette pyramide constituée de trois phases de vie bien distinctes – les études, le travail et la retraite – n’existait pas. L’apprentissage se faisait par la pratique sur le terrain, et vous exerciez ce travail jusqu’à la fin, si l’on peut dire. Notre modèle n’est donc pas très ancien, mais il a ses mérites puisqu’il a permis d’aller de l’avant et de faire progresser la démocratie : beaucoup de gens ont eu l’opportunité de faire des études et ainsi d’accéder au marché du travail.”

Prester des années supplémentaires

Mais le système atteint ses limites. Pour de nombreuses raisons. La première, c’est que nous vivons plus longtemps. Ans De Vos : "À terme, vous seriez plus longtemps à la retraite que le nombre d’années que vous avez travaillé. L’effet se voit déjà avec le relèvement de l’âge de la pension. Et vient alors l’inévitable question de savoir s’il faut ou pas lier l’âge de la pension à l’espérance de vie, ce qui le ferait automatiquement augmenter.”

Le marché du travail tel que nous le connaissons aujourd’hui est sous pression, et pas seulement parce que nous devrons travailler deux, cinq ou davantage encore d’années de plus. « Aujourd’hui, je constate chez les travailleurs de plus de 55 ans qu’ils ne s’inquiètent pas tellement de savoir s’ils devront travailler plus longtemps. Ils se posent plutôt la question ‘Qu’est-ce qui va durer le plus longtemps dans cette entreprise : moi ou ma fonction ?’ Avant, avoir fait des études vous donnait suffisamment de bagages pour une longue carrière. Plus votre formation initiale était de qualité et plus vous aviez la certitude d’avoir un bon métier, souvent jusqu’à la pension.”

“Nous devons intégrer la formation à la carrière professionnelle”

Ans De Vos: "Aujourd’hui, vous ne pouvez plus partir du principe que le métier (ou la fonction) avec lequel vous entamez votre carrière professionnelle sera celui que vous exercerez le reste de votre vie. Et que vous avez l’assurance que vos études suffiront pour faire une carrière complète. Même si votre fonction subsiste, vous devrez continuellement investir dans le développement de vos compétences." Apprendre durant toute sa vie, donc. "En effet, continuer à apprendre tout au long de sa vie. Et pour que les choses soient claires: l’idée n’est vraiment pas nouvelle. Cela fait au moins vingt ans que c’est le cas : nous devons intégrer la formation à la carrière professionnelle.”

Le modèle de carrière à plusieurs stades ne fonctionne plus

Apprendre et travailler ne sont pas deux piliers distincts l’un de l’autre. « Nous travaillons actuellement sur l’initiative ‘Partnerschap Levenslang Leren’, lancée par les ministres flamands Hilde Crevits (Emploi) et Ben Weyts (Enseignement), en vue de mettre sur pied un plan d’action. Nous constatons que nous avons très longtemps développé des systèmes qui fonctionnent dans un contexte rigide sans guère de mobilité professionnelle. Notre sécurité sociale, notre système de pension, mais aussi la manière dont la plupart des entreprises sont organisées, tout part du principe que les travailleurs préfèrent continuer de construire leur carrière sur la base de ce qu’ils font ou de ce qu’ils ont. Dans mes cours, je prends souvent l’image de la Vlooybergtoren à Tielt-Winge, ce monument en forme d’escalier flottant et que l’on voit dans la série télévisée Callboys. C’est ainsi que l’on envisage l’emploi dans beaucoup d’entreprises : un escalier à plusieurs niveaux assez prévisibles. La direction de l’entreprise sait à l’avance ce qu’il se passe sur chacune des marches : promotions, pension… Ce système a ses avantages. L’employeur avait la certitude que les collaborateurs n’allaient pas rapidement se mettre à la recherche d’autres horizons et il était donc intéressant d’investir dans leur préparation en vue de la prochaine étape. Les travailleurs bénéficiaient aussi d’une bonne perspective sur l’évolution de leur carrière. Aujourd’hui, ce modèle ne fonctionne plus. ”

L’exemple des start-up

La transition vers un autre modèle réclamera encore beaucoup d’énergie. Ans De Vos : « Les grandes entreprises bien établies vont avoir du mal avec cette évolution car elles possèdent un héritage important. Mais les collaborateurs ne trépignent pas non plus d’impatience à l’idée de la nouveauté. Dès que l’on dit que l’on va se défaire d’un système de valorisation de la fonction pour, par exemple, récompenser purement les compétences, ils vont perdre beaucoup. Il existe de nombreux exemples montrant comment il faut procéder pour avoir des entreprises et des travailleurs énergiques, mais il reste très compliqué de jeter par-dessus bord tout ce qui existe. Ce n’est pas une surprise si les grandes entreprises sont un peu jalouses des start-up, qui n’ont pas d’héritage historique et peuvent se développer à partir d’une toute nouvelle structure.”

“Encourager et récompenser les élèves depuis le plus jeune âge pour l’esprit d’initiative et la prise de risque”

Ce qui paralyse souvent l’homme, c’est la peur de perdre. Et la perte matérielle (pension, voiture de société…) se mesure beaucoup plus facilement que le bonheur, l’épanouissement ou la motivation que l’on peut éprouver en changeant d’orientation et en embrassant une nouvelle carrière professionnelle. "Le psychologue israélien Daniel Kahneman dit d’ailleurs à ce propos que le risque de perte est plus lourd que le gain potentiel, surtout si cette perte peut être chiffrée", poursuit Ans De Vos.

“Souvent, on entend les travailleurs qui ont dû se réorienter après une fermeture d’entreprise dire ‘si j’avais su, j’aurais pris cette décision bien plus rapidement’. On voit ça tous les jours dans les journaux, mais pourtant, nous prenons rarement cette décision de notre propre initiative. On pourrait attribuer cela à la personnalité. Certains ont plus l’esprit d’entreprise que d’autres, mais c’est en grande partie le résultat d’une culture qui n’encourage pas à franchir ce pas. Dans l’enseignement, on pourrait par exemple davantage encourager les élèves à prendre des initiatives et des risques, et les récompenser pour cela, même si le résultat n’est pas positif à l’arrivée. Dans un bulletin, il faudrait accorder autant d’attention à l’initiative qu’aux points. Il en va de même dans la manière de gérer l’apprentissage par rapport à la performance dans les entreprises. Notre manière de juger détermine notre manière d’agir.”

Expérience et expertise

Au niveau professionnel, des carrières plus longues vont également induire des différences d’âge plus importantes entre les collègues. "On voit la diversité des âges augmenter", confirme Ans De Vos. "Il est important de faire la différence entre le contenu et la forme. Ce que l’on recherche dans le travail est en grande partie identique pour tous les âges: la reconnaissance, l’épanouissement, le sentiment d’avoir un impact… Mais ce qui diffère, c’est la manière d’y parvenir. Cependant, l’âge joue un rôle moins important que la diversité culturelle ou la diversité de genre. Celui qui a aujourd’hui 60 ans a eu un jour 20 ans. Mais pour les autres formes de diversité, vous faites partie d’un groupe ou pas. Je pense donc qu’il ne faut pas dramatiser ces différences d’âge. Les études montrent que les équipes savent apprécier l’expérience et l’expertise de collègues plus anciens et constater que cela peut avoir un effet positif sur la capacité de résoudre les problèmes.”

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